Réminiscence

Propos sur quelques peintures de Frédéric Royer par Olivier Koettlitz

Á la surface des œuvres affleurent, et pour le dire ainsi, remontent d’autres surfaces qui viennent hanter ces microcosmes a priori indifférent à tout macrocosme comme à toute espèce de transcendance. Derrière leur aspect foncièrement profane et même, on l’a dit, parfois trivial, ces peintures donnent à voir aussi, de façon plus ou moins explicite, non pas une dimension « sacrée »5, en tout cas une dimension supplémentaire, une sorte de quatrième dimension attenante à l’espace pictural. Ce dernier est en effet doublé par le temps de l’histoire de l’art, plus précisément celle de la peinture occidentale. Les peintures de F. Royer sont plus ou moins discrètement hantées. Aussi, plutôt que de parler traditionnellement d’ « influences », il faudrait ici parler de réminiscences dans l’exacte mesure où, dans le cas de la réminiscence, le retour du souvenir n’est pas forcément reconnu comme tel, parfois même on a perdu l’origine du souvenir comme s’il appartenait à une mémoire quasiment atemporelle qui englobe, déborde et dépasse de beaucoup la mémoire personnelle du sujet. Ainsi en va-t-il de Francis Bacon dont la présence est tellement perceptible qu’il devient à la limite superflu voire déplacé d’en demander confirmation à l’auteur. « Évidemment ! » qu’il est « influencé » par l’œuvre du célèbre peintre britannique, mais cela se fait sans prise de conscience, sans concertation, « sans réfléchir » (« malgré moi », dit-il). Ce retour de Bacon, cette reprise qui frôle le mimétisme sans pourtant s’y ramener jamais est tout particulièrement visible pour le traitement des corps dont on a déjà dit un mot. Il suffit alors de regarder et de laisser faire son travail à la mémoire qui, pour le coup, va rapidement venir accompagner la perception comme son ombre. Notamment en ce qui concerne les carnations inséparables de leur posture ou plus exactement de leur non-posture puisqu’elles s’affaissent, rappelant par là que le corps est principalement « chair ou viande »6 dans ces intérieurs où toutes les limites (autant physiques que symboliques) sont toujours sur le point d’être transgressées, viande avachie avant (et après) d’être corps nettement individué, circonscrit et policé. Il en va de même pour David Hockney que la récurrence des tapisseries et l’ancrage dans une familiarité pop ne peut éviter de rappeler (à préciser). La présence sur nombre de toiles d’objets de consommation courante (ainsi des télé) marque une certaine réalité sociale, elle aussi moyenne, médiocre au sens propre du terme non exempte d’un léger souffle romantique qui passe sur ces choses ordinaires resurgies du passé pour leur faire grâce d’une seconde vie7.

D’autres reflux moins directement reconnaissables issus d’un prestigieux passé viennent habiter les toiles qui nous occupent. La toile aux « joueurs de scrabble » évoquée plus haut est fort significative à cet égard : un regard un peu avisé de l’histoire de l’iconographie y reconnaîtra, outre un motif récurrent de l’histoire de la peinture8, un visage (??) tout droit sorti d’une toile de Giotto (titre ?). Le plus remarquable dans ce dernier cas, c’est que la recognition ne vient pas de l’auteur mais d’un tiers pour qui la « reprise » est flagrante, ce qui est effectivement le cas ! (Il faudrait pouvoir ici se demander dans quelle mesure il est pertinent de parler de lapsus en peinture et y consacrer une étude à part entière.)

Á pointer, comme on ne peut manquer de le faire, les réminiscences qui courent l’abondante production de F. Royer, on a l’impression étrange que sa peinture est le théâtre d’un drôle de court-circuit temporel, comme si le temps long et parfois quasiment sanctifié de l’Histoire de l’Art cohabitait en s’y superposant avec le temps court, radicalement profane et sans grande mémoire du quotidien – à moins que ce soit le contraire. Quoi qu’il en soit, il reste que ce brouillage des temps rend la temporalité de ces tableaux assez lâche, floue, indistincte et fuyante. La coïncidence incongrue entre la grandeur des figures de l’art passé et l’absence d’intérêt des personnages anonymes d’aujourd’hui ne compte pas pour rien dans l’impression, légèrement dérangeante, qui envahit le spectateur de certaines de ces toiles. Mais encore une fois, l’étrange n’est pas suffisamment pris au sérieux pour qu’on s’y arrête outre mesure, il pourrait sourde, il est là qui rôde mais sa modalité reste cantonnée au conditionnel, il n’intéresse ici personne et sûrement pas les personnages du tableau qui ne semblent pas être disposés à fournir le minimum d’effort requis pour se rendre disponible à l’accueil de quelque « inquiétante étrangeté ». Enfin, il va sans dire que la réminiscence surréaliste n’est pas à négliger, elle qui participe à l’humour qu’on évoquait précédemment.

Une dernière observation pour finir. Le lecteur qui a bien voulu lire jusqu’ici ces quelques remarques formulées au sujet des peintures de Frédéric Royer a sans doute remarqué que jamais nous n’en avons donné les titres, et pour cause : elles n’en ont pas. Tout juste peut- on y remarquer la signature discrète de l’auteur et la date de leur composition (date ou pas date ?). Désinvolture ? Aquoibonisme ? La raison est autrement plus sérieuse et tient aux considérations qui viennent d’être avancées. La zone de réalité dans laquelle stagnent à s’y morfondrent les individus qui peuplent ces toiles est insuffisamment qualifiée pour prétendre à quelque titre que ce soit. Cette difficulté, qui confine à l’impossibilité, de donner un titre aux œuvres est révélatrice d’une expérience qui est autant expérience du temps qu’expérience de l’espace, celle-la même qu’essaie, avec succès, de rendre l’univers pictural de F. Royer, à savoir l’expérience de la « magie grise » du quotidien-en-intérieur, à la croisée du sublime et de l’insignifiant.

Olivier Koettlitz

Lille, Février 2010.

1 Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005, p. 377.

2 Cf. B. Stiegler § Ars Industrialis, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, coll. « Champ/essais », 2006.

3 Même s’ils ne vivent pas dans des cloaques, les personnages des œuvres ici considérées n’évoluent néanmoins pas dans des intérieurs cosy, feutrés et propices à la délectations profane des tâches et des gestes les plus humbles. Il y loin des intérieurs de F. Royer à ceux qu’on peut goûter en regardant les chefs-d’œuvre de la peinture hollandaise du XVII° siècle. Le quotidien des classiques est plus solaire et apaisé, celui de notre contemporain plus gris et indécis. Cf. sur ce sujet l’ouvrage désormais incontournable de Tzvetan Todorov, Éloge du quotidien. Essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle, Paris, Le Seuil, 1997.

4 Cf. G. Deleuze, p. 39.

5 Á moins qu’on sacralise, comme cela a déjà été fait, l’histoire de l’art.

6 Cf. G. Deleuze, op. cit, p. 20.

7 Cf. livre FNAC.

8 Il s’agit du thème des « joueurs » (de cartes ou autres) qui fait tout de suite penser, entres autres, à Georges de La Tour ou à Cézanne.