Propos sur quelques peintures de Frédéric Royer par Olivier Koettlitz
Ce qui frappe d’emblée à la vue des toiles peintes par Frédéric Royer, que ce soient les œuvres finies ou celles en passe de l’être, c’est la présence systématique des corps humains qui tiennent une place prépondérante dans l’espace du tableau. Cette représentation des corps n’a évidemment rien en soi d’original ni même de particulièrement intéressant, l’est davantage en revanche le traitement proprement pictural des carnations, des postures et des expressions qui fait l’un des aspects singuliers de ces peintures. Toujours représentés dans des intérieurs sur lesquels nous allons revenir, ces corps de femmes et d’hommes auxquels on est bien en peine de donner un âge ne sont pas a priori montrés sous leur plus beau jour, splendides ou saisis sur le vif. Pris dans des postures plus ou moins relâchées, les personnages sont comme englués dans leur chair qui adhère au mobilier un brin désuet sur lequel ils semblent se laisser aller. Qu’est-ce qui peut bien expliquer que ces corps entre deux âges soient si enclins à l’engourdissement ? S’agit-il de rendre visible cette grande fatigue qui parfois s’empare des êtres et même des choses au point que tout l’espace de la représentation paraît comme trempé dans le pigment d’une acédie high tech ? La tentation est certes forte de projeter sur les toiles de F. Royer une interprétation d’inspiration nihiliste bien dans l’air du temps, du « sombre temps » de crise généralisée dans lequel nous sommes embarqués, et on ne peut nier que le motif de la décadence ne soit pas à envisager pour rendre compte de l’atmosphère si particulière à ses œuvres qu’elle en devient comme le chiffre à partir duquel elles se distribuent. L’hypothèse décadentiste, même si elle n’est pas à écarter purement et simplement, n’est pourtant pas pleinement recevable car on ne peut soutenir que ces corps renvoient à un temps du déclin, à celui du début de la ruine d’une époque, d’une civilisation ; jamais ils ne chutent, ils restent plutôt au seuil d’un gouffre, ils sont là, tout simplement là, dans la plate présence de l’av achissement. Leur forme générale ne s’annule pas dans l’indistinct, elle est juste en train de se perdre. Aussi, même si on ne peut pas dire que ces femmes et ces hommes ne font à strictement parler rien, on ne peut pas dire non plus qu’ils font quelque chose, au sens où, par exemple, ils produiraient quoi que ce soit, tout juste s’adonnent-ils sans conviction à quelque partie de scrabbles ou regardent-ils la télévision – mais la regardent-ils vraiment ou leur regard cireux se perd-il dans des confins qui nous restent étrangers ?
La catégorie qui conviendrait le mieux pour définir cet état de fait est celle de passivité. Encore faut-il s’entendre sur ce terme et ne pas trop vite le réduire à sa composante exclusivement négative qui renvoie à l’idée que rien ne se passe, rien n’arrive, ni action ni réaction. La passivité qui ici nous occupe n’est pas en effet comparable à une sorte de réception léthargique des phénomènes, comme l’image de l’empreinte du cachet dans la cire toute offerte à sa réception en donne assez bien l’idée. Si les corps de Frédéric Royer sont passifs, c’est au sens où nous le sommes tous à des degrés divers lorsqu’au jour le jour nous effectuons sans réfléchir les mille et un gestes, les postures et expressions, aussi minimes soient-ils qui nous mettent en phase avec le monde ordinaire. Ce n’est pas que nous ne fassions rien, simplement tout se joue à un niveau de perception infra conscient si bien que nous donnons une impression d’inaction ou de relâchement. Ce que donne donc à voir ces toiles, c’est quelque chose qui a trait à une sorte de « genèse passive » de la perception, un processus fomenté dans les profondeurs du corps propre qui prépare tout passage à l’acte comme « une energeia secrète et lente. »1 Somnolente dans les plis d’une chair encore ensommeillée, la puissance du corps attend son heure, elle n’est pas pressée, elle semble pouvoir attendre longtemps comme ça presque prostrée dans la pure disposition à agir, au seuil de l’événement.
Il est si vrai que ces êtres manquent à coup sûr d’énergie, que cela relance l’interrogation au sujet de la décadence. Y aurait-il de la part du peintre une forme de complaisance, un goût marqué pour l’indolence ? La question mérite qu’on y insiste, particulièrement si on s’arrête sur la série dite « des télévisions » où l’on peut voir, toujours dans ces intérieurs, eux aussi entre deux âges (mais lesquels ?), des personnages seuls ou en couple (à vérifier) ayant l’air d’être happés, tels des « limaces ubuesques »2 par d’insondables niaiseries comme sait en produire au kilomètre l’industrie culturelle planétaire. Il est alors pour le moins tentant de pointer dans l’univers pictural de Royer le motif de la dénonciation et de voir dans son travail une volonté d’engagement ; le supposé décadentisme serait un moyen au service d’une noble fin : réveiller, par le truchement de la représentation, les consciences abruties de leur sommeil de téléphage. Fausse piste cependant, car si c’était le cas la télé et plus généralement la télématique serait présente sur d’autres toiles. Or il n’en est rien, et néanmoins la grammaire de l’avachissement est bien présente dans la série précédente comme dans celles qui suivent. La télévision doit plutôt être perçue comme un prétexte, certes particulièrement convaincant, pour fixer davantage, pour insister sur cet amoindrissement généralisé du dynamisme qui court toutes les peintures. Les télévisions qui, de l’aveu même de l’auteur, doivent d’abord être vues comme des « éléments de décor », possèdent en outre une autre vertu, celle de leur matérialité. Leur épaisseur surannée, qui les relègue à un âge déjà obsolète de la technologie, renvoie comme en un jeu de miroir à la mollesse insistance des autres corps, vivants ceux-la, quoique au ralenti, qui sont, à l’instar des postes de télévision, posés là devant nous indifférents, las d’un temps lui aussi impossible à déterminer précisément, au point qu’on a parfois l’impression qu’il s’agit finalement d’éléments de décor parmi d’autres n’ayant ni plus ni moins de dignité picturale.
Ce sentiment de neutralité se trouve encore renforcé par la façon dont est rendu l’espace, plus précisément ces intérieurs dans lesquels – c’est le cas de le dire – s’étalent les corps alanguis. Dans des lieux apparemment assez exigus, parfois étouffants, les corps pâteux baignent dans une atmosphère vintage. La déco middle class qui emprunte volontiers à l’esthétique populaire des seventies protège « les gens » d’un dehors dont ils semblent ne rien vouloir savoir. L’élément qui retient assurément l’attention est la présence récurrente des tapisseries aux divers ramages. Celles-ci sont parfois authentiques, parfois il s’agit de sérigraphies. Ainsi il arrive qu’un morceau de réel investisse l’espace de la représentation, mais il serait vain de chercher une signification particulière à ce détail. Nul parti pris « ontologique » n’est à détecter ici, le procédé est à la fois plus simple et plus troublant puisqu’il relève de la part de hasard attachée aux conditions de production des œuvres, ce qui n’empêche de provoquer, lorsque l’on s’en avise, un étonnement voire même une gêne injustifiée devant le caractère indécis de la toile, ce qui contribue à accentuer sa profonde singularité. Ces « intérieurs aux tapisseries », comme on serait tenté de les nommer, constituent pour nous des mondes autonomes, sans dehors, c’est-à-dire à la lettre des mondes absolus avec leur logique propre, leur loi de fonctionnement, une loi qui n’est pas verbalisable, qui reste rebelle à toute équation, mais une loi pathique que l’on sent et ressent insidieusement dans sa chair alors laissée pour compte, cette loi est celle des corps désoeuvrés3.
Faut-il dans ces conditions cataloguer les toiles de Frédéric Royer sous l’appellation de « peinture figurative » ? Non seulement l’auteur aurait du mal à nier cette épithète mais, en outre, il la revendique bien volontiers. Toutefois, plutôt que de parler strictement de peinture « figurative », sans doute serait-il plus exact de parler dans ce cas, si l’expression n’était pas exempte d’une certaine lourdeur, de « peinture défigurative » dans la mesure où précisément on ne peut affirmer que le peintre s’évertue à représenter comme au cordeau les formes du monde visible. Même s’il prend ces formes identifiables comme matériaux (certaines toiles sont réalisées à partir de photographies), ces dernières sont tellement malaxées par tout un travail de déformation visant à atteindre un stade suffisamment avancé d’avachissement qu’elles perdent peu à peu leur figure, jusqu’à leur visage, ployées qu’elles sont sous la pression de « forces invisibles »4 qui s’exercent sur elles. Mais quelles sont ces forces qui innervent ainsi ces peintures ? Des forces d’un genre bien particulier puisqu’elles ne prennent pas de formes spectaculaires, n’invitent jamais au grandiloquent en peinture, ne donnent prise sur aucune exagération, ne favorisent pas d’affects bouleversants. Ces forces sont celles des menues mais constantes et insistantes pressions qui s’exercent comme en sourdine sur les corps regardés sous l’angle moyen de la quotidienneté. C’est le caractère littéralement médiocre de ces flux d’énergie passée – au sens où l’on parle d’un vêtement ou d’un tissu « passé » – qui donne en partie le climax propre à ces œuvres en leur évitant de se compromettre avec toute forme de pathos ou d’accointance, pourtant toujours tentante, avec le tragique. Les scènes d’intérieur captées par le peintre ne figurent ni l’enfer ni le paradis mais plutôt la limite poreuse qui les sépare. Le subjectile donne ainsi à voir un espace d’indiscernabilité entre l’allégresse et la mélancolie, celui-là même qui représente l’entre-deux de nos vies en intérieur. Si le chaos menace, il est dans ces conditions désamorcé in extremis par la présence d’une note de comique et même de burlesque comme c’est le cas pour le diptyque aux « C.R.S. » qui n’a rien à proprement parler d’une œuvre engagée. La présence des représentants d’une certaine idée de la loi est là en partie pour ses aspects plastiques, en partie aussi pour rappeler la réalité d’un extérieur qui, à l’époque de la réalisation de cette œuvre, faisait sa petite actualité – mais cette dernière aurait très bien pu prendre un autre visage : cela reste affaire de contingence. Les masques ont quelque chose de caduque, hésitant entre la gravité et le clownesque, ils confèrent à cette toile un côté risible, claudiquant, risible parce que claudiquant. Cette forme d’humour se retrouve à maintes reprises dans les propos du peintre ; ainsi quand il confesse, rieur, que ce qui justifie la taille de ses formats c’est tout simplement le fait que… « seuls ces formats passent la porte de l’atelier. » Ce détail éminemment pratique n’a selon nous rien d’anodin, sa foncière trivialité assumée avec amusement ancre un peu plus encore, et ce dés les prémices de la réalisation, le travail de Frédéric Royer, aussi bien du point de vue de la forme que du fond, dans la fascinante mélasse de la quotidienneté. Mais cette dernière reste malgré tout d’une nature et d’une texture très particulière. Ce n’est pas exclusivement l’ordinaire des gens ordinaires.
Olivier Koettlitz
Lille, Février 2010.
1 Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005, p. 377.
2 Cf. B. Stiegler § Ars Industrialis, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, coll. « Champ/essais », 2006.
3 Même s’ils ne vivent pas dans des cloaques, les personnages des œuvres ici considérées n’évoluent néanmoins pas dans des intérieurs cosy, feutrés et propices à la délectations profane des tâches et des gestes les plus humbles. Il y loin des intérieurs de F. Royer à ceux qu’on peut goûter en regardant les chefs-d’œuvre de la peinture hollandaise du XVII° siècle. Le quotidien des classiques est plus solaire et apaisé, celui de notre contemporain plus gris et indécis. Cf. sur ce sujet l’ouvrage désormais incontournable de Tzvetan Todorov, Éloge du quotidien. Essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle, Paris, Le Seuil, 1997.
5 Á moins qu’on sacralise, comme cela a déjà été fait, l’histoire de l’art.
6 Cf. G. Deleuze, op. cit, p. 20.
7 Cf. livre FNAC.
8 Il s’agit du thème des « joueurs » (de cartes ou autres) qui fait tout de suite penser, entres autres, à Georges de La Tour ou à Cézanne.